Extraits

ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

(Diderot et D´Alembert)


ARCY

* ARCY, gros village de France, en Bourgogne, dans l'Auxerrois. Quoique nous ayons borné notre Géographie aux villes, on nous permettra bien de sortir ici de ces limites, en faveur des grottes fameuses voisines du village d'Arcy. Voici la description qui en a été faite sur les lieux, par les ordres de M. Colbert. Non loin d'Arcy, on apperçoit des rochers escarpés d'une grande hauteur, au pié desquels paroissent comme des cavernes; je dis paroissent, parce que les cavités ne pénetrent pas assez avant pour mériter le nom de cavernes. On voit en un endroit, au pié de l'un de ces rochers, une partie des eaux d'une riviere qui se perdent, & qui, après avoir coulé sous terre plus de deux lieues, trouvent une issue par laquelle elles sortent avec impétuosité, & font moudre un moulin. Un peu plus avant, en doscendant le long du cours de la riviere, on trouve quelques bois sur les bords; ils y forment un ombrage assez agréable; & les rochers forment de tous côtés des échos, dont quelques-uns repetent un vers en entier. Assez proche du village est un gué appellé le gué des entonnoirs, au sortir duquel, du côté du couchant, on entre dans un petit sentier fort étroit, qui montant le long d'un côteau tout couvert de bois, conduit à l'entrée des grottes. En suivant ce sentier on voit en plusieurs endroits dans les rochers de grandes cavités, où l'on se mettroit commodément à couvert des injures du tems. Ce sentier conduit à une grande voûte, large de trente pas & haute de vingt piés à son entrée, qui semble former le portail du lieu. A huit ou dix pas de-là, elle s'étrécit & se termine en une petite porte haute de quatre piés. La figure de cette porte étoit autrefois ovale: mais depuis quelques années on l'a fermée en partie d'une porte de pierre de taille, dont le seigneur garde la clé. L'entrée de cette porte artificielle est si basse, qu'on ne peut y passer que courbé, & le dessus de la premiere salle est une voûte d'une figure plate & toute unie. La descente est fort escarpée, & l'on y rencontre d'abord des quartiers de pierre d'une grosseur prodigieuse.

De cette salle on passe dans une autre beaucoup plus spacieuse, dont la voûte est élevée de neuf à dix piés. Dans un endroit de la voûte on voit une ouverture large d'un pié & demi, longue de neuf piés, & qui paroît avoir deux piés de profondeur, dans laquelle on voit quantité de figures pyramidales. Cette salle est admirable par sa grandeur, ayant quatre-vingts piés de long: elle est remplie de gros quartiers de pierre, entassés confusément en quelques endroits, & épars dans d'autres, ce qui la rend incommode au marcher. A main droite il y a une espece de lac qui peut avoir cent ou cent vingt piés de diametre, dont les eaux sont claires & bonnes à boire.

A main gauche de cette salle, on entre dans une troisieme, large de quinze pas & longue de deux cens cinquante. La voûte est d'une figure un peu plus ronde que les précédentes, & peut avoir dix-huit piés d'élévation. Ce qui paroît le plus extraordinaire, c'est qu'il y a trois voûtes l'une sur l'autre, la plus haute étant supportée par les deux plus basses. Environ le milieu de cette salle on voit quantité de petites pyramides renversées, de la grosseur du doigt, qui soûtiennent la voûte la plus basse, & qui paroissent avoir été rapportées de dessein pour orner cet endroit. Cette salle se termine en s'étrécissant, & sur les extrémités d'un & d'autre côté on voit encore un nombre infini de petites pyramides, qu'on croiroit être de marbre blanc. Le dessus de cette voûte est tout rempli de mammelles de différentes grosseurs, mais qui toutes diftillent quelques gouttes d'eau par le bout. A main droite il y a une espece de petite grotte, qui peut avoir deux piés en quarré, & qui est enfoncée de trois ou quatre piés, remplie d'un si grand nombre de petites pyramides, qu'il est impossible de les compter. Au bout de cette salle à main droite, on trouve une petite voûte de deux piés & demi de haut & de douze piés de longueur, dont l'un des côtés est soûtenu par un rocher: elle est aussi garnie d'un si grand nombre de pyramides, de mammelles, & d'autres figures, qu'il est impossible d'en faire une description: on y apperçoit même des coquilles de différentes figures & grandeurs.

Cette petite voûte conduit à une autre un peu plus élevée, remplie d'un nombre infini de figures de toutes manieres. A main gauche on voit des termes de perspective, soûtenus par des piliers de différentes grosseurs & de différentes figures, parmi lesquels il y a une infinité de petites perspectives, des piliers, des pyramides, & d'autres figures qu'il est impossible de décrire. Un peu plus avant, du même côté, on découvre une petite grotte dans laquelle on ne peut entrer; elle est fort enfoncée & admirable par la quantité de petits piliers, de pyramides droites & renversées dont elle est pleine. C'est dans cet endroit que ceux qui visitent ces lieux ont accoûtumé de rompre quelques-unes de ces petites figures pour les emporter & satisfaire leur curiosité: mais il semble que la nature prenne soin de réparer les dommages que l'on y fait.

A main droite, il y a une entrée qui conduit dans une autre grande salle qui est séparée de la précédente par quelques piliers, qui ne montent pas jusqu'au-dessus de la voûte. L'entrée de cette salle est fort basse, parce que du haut de la voûte naissent quantité de pyramides, dont la base est attachée au sommet de la voûte. Cette salle est remplie de quantité de rochers de même qualité que les pyramides. On y voit des enfonçures & des rehaussemens; & l'on a autant de perspectives différentes, qu'il y a d'endroits où l'on peut jetter la vûe.

Un grand rocher termine cette salle, & laisse à droite & à gauche deux entrées, qui toutes deux conduisent dans une autre salle fort spatieuse. A gauche en entrant, on voit d'abord une figure grande comme nature, qui de loin paroît être une Vierge tenant entre ses bras l'enfant Jesus. Du même côté on voit une petite forteresse quarrée, composée de quatre tours, & une autre tour plus avancée pour défendre la porte. Quantité de petites figures paroissent dedans & autour, qui semblent être des soldats qui défendent cette place. Cette salle est partagée par le milieu par quantité de petits rochers, dont quelques-uns s'élevent jusqu'au-dessus de la voûte, d'autres ne vont qu'à moitié. Le côté gauche de cette salle est borné par un grand rocher, & il y a un écho admirable & beaucoup plus fidele que dans toutes les autres.

On trouve deux entrées au sortir de cette salle, qui conduisent en descendant dans une autre fort longue & fort spacieuse, où le nombre des pyramides est moindre, où la nature a fait beaucoup moins d'ouvrages, mais où ce qu'on rencontre est beaucoup plus grand. En entrant à main gauche, on y rencontre un grand dome qui n'est soûtenu que d'un seul côté. La concavité de ce dome paroît être à fond d'or avec de grandes fleurs noires: mais lors [p. 1:623] qu'on y touche, on efface la beauté de l'ouvrage, qui n'est pas solide comme les autres; ce n'est que de l'humidité. La voûte de cette salle est toute unie: elle a vingt piés de hauteur, trente pas de largeur, & plus de trois cens pas de longueur. Au milieu de la voûte on voit un nombre infini de chauve-souris, dont quelques-unes se détachent pour venir voltiger autour des flambeaux.

Sous l'endroit où elles sont est une petite hauteur; si l'on y frappe du pié, on entend résonner comme s'il y avoit une voûte en-dessous on croit que c'estlà que passe une partie de la riviere de Cure qui se perd au pié du rocher, & dont on a parlé d'abord.

Cette salle, sur ses extrémités, a deux piliers joints ensemble, de deux piés de diametre, & plusieurs pyramides qui s'élevent presque jusqu'au-dessus; & elle se termine enfin par trois rochers pointus, du milieu desquels sort un pilastre qui s'éleve jusqu'à la voûte.

Des deux côtés il y a deux petits chemins qui conduisent derriere ces rochers, où l'on apperçoit d'abord un dome garni de pyramides & de quelques gros rochers qui montent jusqu'au-dessus de la voûte; elle se termine en s'étrécissant, & laisse un passage si étroit & si bas, qu'on n'y peut passer qu'à genoux. Ce passage conduit à une autre salle, dont la voûte toute unie peut avoir quinze piés d'élevation. Cette salle a quarante piés de large & près de quatre cens pas de long; & au bout elle a quatre rochers & une pyramide haute de huit piés, dont la base a cinq piés de diametre. On passe de celle-là dans une autre admirable par les rochers & les pyramides qu'on y voit: mais sur-tout il y en a une de vingt piés de haut & d'un pié & demi de diametre. La voûte de cette salle a d'élevation vingt-deux piés dans les endroits les plus élevés: elle a quarante pas de large & plus de six cens pas de long: elle est ornée des deux côtés de quantité de figures, de rochers, & de perspectives; & si dans son commencement on trouve le chemin incommode à cause des gros quartiers de pierres qu'on y rencontre, la fin en est très-agréable, & il semble que les figures qu'on y voit, soient les compartimens d'un parterre. Cette dernieve salle se termine en s'étrécissant, & finit la beauté de ces lieux.

Tout ce qu'on admire dans ces grotes, disent les Mém. de Litterat. du P. Desmolets; ces figures, ces pyramides, ne sont que des congellations, qui néanmoins ont la beauté du marbre & la dureté de la pierre; & qui exposées à l'air, ne perdent rien de ces qualités. On remarque que dans toutes ces figures, il y a dans le milieu un petit tuyau de la grosseur d'une aiguille, par où il degoûte continuellement de l'eau, qui venant à se congeler, produit dans ces lieux tout ce qu'on y admire; & ceux qui vont souvent les visiter reconnoissent que la nature répare tous les desordres qu'on y commet, & remplace toutes les pieces qu'on détache. On remarque encore une chose assez particuliere; c'est que l'air y est extrèmement tempéré; & contre l'ordinaire de tous les lieux soûterrains, celui qu'on y respire dans les plus grandes chaleurs, est aussi doux que l'air d'une chambre, quoiqu'il n'y ait aucune autre ouvertur que la porte par laquelle on entre, & qu'on ne puisse visiter ces cavernes qu'à la lueur des flambeaux.

J'ajouterai qu'il faudroit avoir visité ces lieux par soi-même; en avoir vû de près les merveilles; y avoir suivi les opérations de la nature, & peut-être même y avoir tenté un grand nombre d'expériences, pour expliquer les phénomenes précédens. Mais on peut, sans avoir pris ces précautions, assûrer: 1° que ce nombre de pyramides droites & renversées ont toutes été produites par les molécules que les eaux qui se filtrent à-travers les rochers qui forment les voûtes, en detachent continuellement. Si le rocher est d'un tissu spongieux, & que l'eau coule facilement, les molécules pierreuses tombent à terre, & forment les pyramides droites; si au contraire leur écoulement est laborieux; si elles passent difficilement à travers les rochers, elles ont le tems de laisser agglutiner les parties pierreuses; il s'en forme des couches les unes sur les autres, & les pyramides ont la base renversée. 2°. Que la nature réparant tout dans les cavernes d'Arcy, il est à présumer qu'elles se consolideront un jour, & que les eaux qui se filtrent perpétuellement, augmenteront le nombre des petites colonnes au point que le tout ne formera plus qu'un grand rocher. 3°. Que par-tout où il y aura des cavernes & des rochers spongieux, on pourra produire les mêmes phénomenes, en faisant séjourner des eaux à leur sommet. 4°. Que peut-être on pourroit modifier ces pétrifications, ces excroissances pierreuses; leur donner une forme déterminée; employer la nature à faire des colonnes d'une hauteur prodigieuse, & peut-être un grand nombre d'autres ouvrages; effets qu'on regarde comme impossibles à présent qu'on ne les a pas tentés; mais qui ne surprendroient plus s'ils avoient lieu, comme je conjecture qu'il arriveroit. Je ne connois qu'un obstacle au succès; mais il est grand: c'est la dépense qu'on ne fera pas, & le tems qu'on ne veut jamais se donner. On voudroit enfanter des prodiges à peu de frais, & dans un moment; ce qui ne se peut guère.

DIDEROT.

PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE

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AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE

Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes. Adieu.

P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes.

´ Quae sunt in luce tuemur E tenebris.ª

LUCRET., lib. VI.



37. SIXIÉMES CONJECTURES. Les productions de l'art seront communes, imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses opérations. S'agit-il d'éloigner, de rapprocher, d'unir, de diviser, d'amollir, de condenser, de durcir, de liquéfier, de dissoudre, d'assimiler, elle s'avance à son but par les degrés les plus insensibles. L'art au contraire se hâte, se fatigue et se relâche. La nature emploie des siècles à préparer grossièrement les métaux; L'art se propose de les perfectionner en un jour. La nature emploie des siècles à former les pierres précieuses; L'art prétend les contrefaire en un moment. Quand on posséderait le véritable moyen, ce ne serait pas assez; il faudrait encore savoir l'appliquer. On est dans l'erreur, si l'on s'imagine que, le produit de l'intensité de l'action multipliée par le temps de l'application étant le même, le résultat sera le même. Il n'y a qu'une application graduée, lente et continue, qui transforme. Toute autre application n'est que destructive. Que ne tirerions-nous pas du mélange de certaines substances dont nous n'obtenons que des composés très imparfaits, si nous procédions d'une manière analogue à celle de la nature. Mais on est toujours pressé de jouir; on veut voir la fin de ce qu'on a commencé. De là tant de tentatives infructueuses; tant de dépenses et de peines perdues; tant de travaux que la nature suggère et que l'art n'entreprendra jamais, parce que le succès en paraît éloigné. Qui est-ce qui est sorti des grottes d'Arcy, sans être convaincu par la vitesse avec laquelle les stalactites s'y forment et s'y réparent, que ces grottes se rempliront un jour et ne formeront plus qu'un solide immense ? Où est le naturaliste qui réfléchissant sur ce phénomène n'ait pas conjecturé qu'en déterminant des eaux à se filtrer peu à peu à travers des terres et des rochers, dont les stillations seraient reçues dans des cavernes spacieuses, on ne parvînt avec le temps à en former des carrières artificielles d'albâtre, de marbre et d'autres pierres dont les qualités varieraient selon la nature des terres, des eaux et des rochers ? Mais à quoi servent ces vues sans le courage, la patience, le travail, les dépenses, le temps, et surtout ce goût antique pour les grandes entreprises dont il subsiste encore tant de monuments qui n'obtiennent de nous qu'une admiration froide et stérile ?